Cinq ans auparavant, Vol 345

Un choc d'une très grande violence frappa l'appareil, répercuté par l'apparition de vibrations d'une intensité inimaginable. Sur le coup, avec une stridulation à glacer le sang, le StarWanderer oscilla sur sa trajectoire, créant de violentes accélérations qui donnèrent une impression si terrifiante aux passagers que des cris d'effroi montèrent de la cabine. Dans le cockpit, des alarmes s'étaient mises à sonner. Au sol, la vidéo montra le pilote, sanglé et casqué, qui étendait les mains pour donner des commandes. Sur son badge on lisait : Capt. Morgan Kerr. D'une voix tremblante, mais claire, Morgan dit dans la radio :

— Mayday Mayday, vol 345 à contrôle Almogar, Mayday Mayday. Nous avons été touchés par quelque chose.

Le contrôleur, dont la voix vibrait de tension, lui répondit aussitôt :

— 345, nous enregistrons votre appel de détresse.

Derrière lui dans la tour, l'hypothèse d'un tir de missile venait d'être confirmée par une Intelligence Artificielle et cette information créa un émoi considérable. Personne ne pouvait oublier qu'à deux reprises auparavant dans l'histoire de la conquête spatiale des avions orbitaux avaient été victimes de tirs de missiles pendant la phase d'approche finale de la descente d'orbite et que chaque fois, les appareils ciblés s'étaient éparpillés dans le paysage.

Pour le vol 345, la situation semblait s'être stabilisée, même si des vibrations démentielles secouaient toujours les occupants, comme s'ils dévalaient un pierrier de montagne dans une caisse en bois, même si les nombreuses alarmes qui s'étaient mises à sonner emplissaient la cabine d'un tumulte hallucinant. Pour Morgan, la plus terrifiante de toutes était celle qui signalait le feu à bord, le Lucifer des périls qui pouvaient s'abattre sur un aéronef dont le carburant possédait la propriété de s'enflammer explosivement. Au sol, c'est après avoir constaté que le pilote interrogeait fébrilement l'IA du bord sans parvenir à en extraire une évaluation compréhensible de la situation, que les contrôleurs notèrent avec une inquiétude croissante que l'IA du StarWanderer rapportait un charabia de jargon sur des résultats conflictuels de calcul de risque. Dans la tour, un contrôleur se tourna vers son chef :

— On a un problème. L'IA ne suit plus le plan de vol. La descente est interrompue. Ils vont rater la piste, à moins...

Il fut interrompu par la voix calme du pilote :

— Contrôle. Je déconnecte mon IA.

À Almogar, les regards se tournèrent vers le visage tendu par le stress du chef du contrôle. Personne n'était censé piloter un StarWanderer sans l'assistance de l'IA. Cependant, une caméra automatique aux images floutées par la distance avait accroché la navette depuis quelques secondes. Elle la montrait étirant dans le ciel une épaisse fumée noire, ce qui ne laissait aucun doute sur la gravité extrême de la situation. Le chef du contrôle prit lui-même le micro.

— 345, OK pour ça. Vous déconnectez l'IA.

Au moment où l'IA rendit la main, l'avion orbital entama un coup de roulis très prononcé, donnant l'impression qu'ils allaient passer sur le dos, amorcer une vrille, que c'était la fin. Les passagers hurlèrent de terreur. Morgan prit le manche en main et redressa vivement l'appareil, ce qui provoqua de nouveaux cris de la part des passagers.

Il s'était écoulé moins d'une minute depuis l'impact du missile. Aux commandes du StarWanderer, Morgan entreprit de reprendre la descente sur Almogar. La télémétrie fonctionnait très bien, y compris les trois vidéos du poste, et les images de ce pilote revêtu d'un scaphandre léger qui s'agitait dans une cabine de pilotage secouée par les vibrations et submergée par le vacarme des alarmes allaient faire le tour du monde.

Le StarWanderer donna la plus grande peine à Morgan pour négocier la trajectoire vers Almogar. Les huit passagers du vol 345, déjà en état de choc, vécurent la première manœuvre, très tumultueuse, comme un moment de terreur absolue, convaincus qu'il s'agissait de la perte de contrôle finale et que leur mort était imminente. Trois d'entre eux témoignèrent plus tard avoir vécu cette expérience relatée par les individus ayant contemplé leur fin proche durant laquelle la victime voit sa vie entière défiler comme un film en accéléré. Pourtant, le moteur restant donna ce qu'il fallait de puissance et, après trente kilomètres de vol d'approche chaotique dans une ambiance de cockpit décrite comme « extrême » dans le rapport de la commission d'enquête, pourtant peu encline à l'exagération, Morgan parvint à tenir son cap et sa pente, à arrondir son virage final et à poser la navette sur le ventre. Les unités de secours l'attendaient aux abords de la piste. Morgan avait réduit la vitesse jusqu'à la limite du décrochage, avait purgé les réservoirs et avait fait l'annonce ultime à ses passagers, celle que les pilotes souhaitent ne jamais avoir à faire, leur intimant qu'ils devaient vérifier le serrage de leurs sangles de sécurité, glisser tous les objets à leur portée sous le siège devant eux et mettre leurs bras autour de leurs têtes.

La violence du choc fut effroyable. La navette rebondit trois fois. Elle glissa interminablement et perdit son aile gauche avant de se briser en deux lorsque le réservoir ventral explosa, ce qui mit le feu au reste. La cellule abritant le cockpit et la cabine resta à peu près intacte, sans quoi il n'y aurait pas eu de survivants, mais le poste de pilotage fut ravagé par un feu secondaire. Les secours furent sur l'épave dès que celle-ci s'immobilisa. Par miracle, ils réussirent à étouffer les flammes en quelques secondes sous une avalanche de mousse. L'équipe de désincarcération parvint ensuite, à l'aide de tronçonneuses et de vérins hydrauliques, à s'introduire dans la carlingue fumante à la suite de longues minutes d'efforts acharnés et héroïques au cours desquelles l'un des sauveteurs perdit une main. Ils retirèrent de l'épave un corps, une cosmonaute chinoise tuée par la rupture des fixations de son siège, et neuf blessés à des degrés allant du grave au désespéré. La nouvelle était déjà en direct sur toutes les chaînes d'information de la planète. C'était la première fois dans l'histoire qu'un avion orbital réussissait un atterrissage sur le ventre et aussi la première fois qu'un incident gravissime à bord d'une navette en cours de descente se terminait autrement qu'en une boule de feu, une pluie de météores, et des débris répandus sur des kilomètres. C'était aussi la troisième fois qu'une navette était la cible d'un missile sol-air, mais la première fois que quelqu'un en sortait vivant.

Le groupe d'éco-guerriers qui revendiqua le tir sur Internet, une prétendue branche dissidente de GreenWar, était inconnu. On trouva en mer le site de lancement du missile sur l'épave calcinée d'un bateau de pêche volé en train de sombrer. L'engin était d'origine française, il avait été dérobé quelques mois auparavant à une unité mal organisée de l'une de ces républiques africaines instables. Les ADN qui furent identifiés correspondaient à ceux des petits trafiquants dont on trouva les corps dans les cales, tous exécutés d'une balle dans la nuque. L'enquête ne donna que de vagues conclusions évoquant la liste habituelle d'organisations suspectes.

Moins de vingt minutes après l'accident, à la suite d'une fuite émanant d'un radioamateur qui avait capté la séquence télémétrique sur les fréquences d'urgence et cassé le chiffrage, le rappeur Thelonious III trouva sur le réseau la bande-son de la dernière annonce cabine que Morgan avait faite juste avant de ramener son appareil au sol. Thelonious III en fit sur le champ un titre très court intitulé « fuckin awesome » [putainement impressionnant] . Il avait en particulier échantillonné la voix de Morgan qui, juste avant l'impact, criait à ses passagers : « Brace now ! » [Accrochez-vous maintenant ! ] . La bande-son était associée à un mixage de fragments de vidéos provenant des reportages que les chaînes d'information s'étaient mises à diffuser. Thelonious utilisa pour son clip cette vue du poste de pilotage où on voyait Morgan dont une main faisait en l'air des arabesques de guidage d'interface, suivant des yeux des indices invisibles sur la vidéo, tandis que le manche vibrait de façon hallucinante dans son autre main. Bien entendu, Thelonious avait synchronisé les gestes de Morgan sur sa musique. Il incorpora aussi dans sa vidéo une vue de l'impact au sol, prise depuis un hélicoptère, une séquence hallucinante où on voyait l'aile gauche rompre et l'extrémité libre s'élever comme une feuille morte avant de sortir du champ de la caméra. Le clip fit le tour de la terre en quelques heures par les réseaux d'échange distribué avant d'être repris et diffusé par les médias pendant près d'une semaine.

Après une première ressuscitation dans le cockpit même et quelques minutes plus tard, une autre dans l'ambulance, on admit Morgan à l'hôpital en soins intensifs. Dans l'incendie, le composite de sa combinaison lui était rentré dans la peau. Son visage avait disparu. La vue de son corps aurait donné la nausée à toute personne sans entraînement à ce type de spectacle. Ses poumons étaient fichus et plusieurs autres organes étaient touchés. Quelques dizaines d'années auparavant, personne n'aurait même tenté une seule seconde de sauver un être humain dans un état pareil. L'infirmière de garde voulut prévenir un parent, mais, à en croire le dossier, la seule parente vivante de Morgan était sa grand-mère, une vieille femme à l'esprit très affaibli par une dégénérescence neuronale. L'infirmière découvrit ainsi que le père, la mère et le frère de Morgan avaient été portés disparus à la suite de l'attentat nucléaire du stade de Soldier Fields à Chicago. Il sembla à cette femme, en découvrant cela, que la vie avait parfois des accents sinistres, qu'il était plus que tout injuste qu'une personne ayant déjà payé un tel tribut au terrorisme puisse y être confrontée à nouveau d'une façon aussi dramatique.

D'après les notes du médecin de garde, dans la nuit qui suivit, le corps de Morgan jeta l'éponge à plusieurs reprises. Chaque fois pourtant, l'interne constata que les automates parvinrent avec succès à appliquer les tactiques de réanimation. Les estimations des IA affirmaient que le cerveau n'avait pas beaucoup manqué d'oxygène et donc qu'il n'était pas temps de déclencher un protocole d'euthanasie. En rentrant chez lui à l'aube, ce jeune médecin avoua à son épouse avoir été troublé par cette répétition exceptionnelle ainsi que par la conjonction de deux informations : premièrement, le récit de l'accident relaté en boucle sur tous les médias, et deuxièmement, les photographies de Morgan dans le dossier, mince silhouette toute droite dans son uniforme. Cette nuit là dans l'hôpital, un autre évènement troublant c'était produit : un ambulancier qui passait lui avait transféré une copie du clip « fuckin awesome », dont le refrain reprenait en boucle la voix de Morgan qui disait en anglais à ses passagers : « Préparez-vous pour l'impact, mettez vos bras autour de votre tête », sur un rythme de basse et de tambours entrecoupés de coups de sirène à glacer le sang. L'interne fut frappé par la façon crue et efficace dont le tout avait été synchronisé avec les images du crash : la lenteur trompeuse de la glissade, l'extrémité de l'aile qui s'élevait majestueusement, la boule de feu effroyable de l'explosion, l'arrivée des véhicules de secours, si petits en comparaison, qui zigzaguaient follement pour éviter les débris. L'interne, à la première lecture, avait trouvé le clip violent et vulgaire, désespéré et voyeur à la limite du sordide. Cependant, après l'indignation initiale, le rythme déjanté lui avait semblé attachant et, quand il l'avait écouté à nouveau, il avait découvert qu'avec la voix de Morgan qui répétait : « préparez-vous pour l'impact, préparez-vous pour l'impact » le clip dégageait en réalité une très puissante impression de ténacité face à l'adversité. En fait, la brutalité de la musique et des images était juste à l'échelle du drame. Par contraste, la voix de Morgan y faisait un contrepoint troublant en affirmant avec une conviction stupéfiante de force, que même au cœur du pire cauchemar, il restait une espérance. Et les évènements semblaient lui avoir donné raison.

Morgan sortit du coma quatre jours après l'accident, mais on replongea aussitôt son cerveau dans un état d'inconscience profonde afin de lui épargner les souffrances que ses blessures lui auraient autrement infligées. Son statut lui donnait accès au meilleur de la science médicale. Les médecins planifièrent une longue suite d'interventions en deux étapes. Des clonages furent planifiés sur plus de deux ans afin de fournir des tissus pour des autogreffes. En attendant, Morgan subit une série de greffes avec des tissus et des organes clonés génériquement de type immunitaire voisin. Le résultat temporaire escompté n'était cependant pas plus que fonctionnel. Morgan ne vit pas passer les semaines pendant lesquelles furent pratiquées les greffes de tissus génériques. Son corps en flottaison dans un caisson était maintenu en vie par une armée de machines. Petit à petit, on lui reconstitua un corps viable, en particulier on lui redonna des organes internes sains et assez de peau pour remplacer celle qui avait brûlée et celle qu'on avait dû lui enlever. On lui greffa aussi un visage et des oreilles aussi près de l'original que possible. Enfin, on lui restaura la vue, mais ni le goût ni l'odorat.

Après les phases critiques de la cicatrisation, vint une longue procédure de sortie du coma, quelques minutes les premières fois, puis quelques heures. Des rêves étranges, des cauchemars en réalité, affectèrent Morgan. De façon récurrente, il s'agissait d'une chute interminable vers un brasier infernal. Quand le réveil arriva, Morgan prit conscience de sa chambre d'hôpital. Le souvenir de chaque seconde du crash était intact. Cela surprit les médecins qui lui expliquèrent que les gens qui ont eu un accident gravissime perdent souvent la mémoire des évènements ayant précédé immédiatement le drame. Du coup, la commission d'enquête put extraire de Morgan les dernières précisions qui manquaient pour comprendre ce qui s'était passé en détail. Les experts en question ne manquèrent pas de lui adresser des éloges sincères. Ce ne fut donc pas cela qui lui flanqua un coup immense au moral. Morgan comprenait que sa conduite avait été mieux qu'exemplaire, même s'ils avaient eu une chance inouïe, et que sa survie était un miracle fabuleux. Pourtant, au lieu de s'en réjouir, la réalisation que sa carrière d'astronaute était très compromise fit naître une profonde dépression qui fut diagnostiquée correctement, mais dont les médecins ne savaient traiter que les symptômes.